Perspectives Cognitives sur l’Immersion 2/2

Suite de la traduction du compte-rendu d’Emily T. Troscianko du symposium « Immersion et Monde Fictionnel », publié dans le Journal of Literary Theory.


<< Première partie

4. Immersion et Embodiment

Derrière ce titre très général, la troisième session a prolongé le thème cinématographique avec deux discussions sur les effets du point de vue de la caméra et du mouvement. Patrick Rupert-Kruse (Kiel) a fait une présentation intitulée « Entraîné par le Regard : Le Point de Vue à la Première Personne Comme Stratégie Immersive », et a défini l’immersion de manière large comme « présence corporelle/somatique ». Sa compréhension de l’immersion en termes plus détaillés s’appuyait sur Erkki Huhtamo, qui la conçoit comme une transition, ou un « passage » de la réalité physique des objets tangibles et des perceptions sensorielles directes vers un ailleurs [13]. L’approche de Rupert-Kruse s’enrichit de la pensée de Béla Balázs sur l’art et le cinéma, en particulier sur comment la caméra en mouvement peut aider à réduire le fossé entre art et expérience. Les réflexions de Vivian Sobchack sur la phénoménologie de l’embodiment de la perception constituent aussi un point essentiel : Rupert-Kruse part de la notion de corps filmique de Sobchack comme dépendant d’un point de vue audiovisuel spécifique, et de ses réflexions sur la façon dont le cinéma utilise les sens dominants de la vue et de l’ouïe pour parler d’une manière que nos autres sens peuvent comprendre. Dans la continuité Sobchack, Rupert-Kruse discute du spectateur comme « sujet cinesthésique » (« cinesthésique » combinant synaesthesia et coenaesthesia, la conscience du sujet de tout son être corporel et sensoriel) [14]. Il suggère qu’on puisse comprendre le phénomène de présence immersive au cinéma comme équivalent à « l’illusion de l’échange de corps », dans laquelle la manipulation du point de vue visuel et la réception d’informations multi-sensorielles corrélées du corps d’une autre personne suffit à créer l’illusion d’habiter ce corps [15]. Avec la caméra comme œil, la lentille comme rétine, et l’écran comme monde habité, on vivrait la même illusion quand on regarde un film. Rupert-Kruse donne des exemples de films comme The Blair Witch Project, Cloverfield, and REC 2, qui exploitent le personnage-caméra à la première personne de plusieurs façons pour augmenter l’immersion.

NdT: À propos de l’illusion de l’échange de corps ([15]) : 🙂

Sabine Müller (St John’s College, Oxford) nous a entretenu de « Placer le Spectateur dans le Monde Fictionnel : Mouvement de Caméra et Immersion », et elle a aussi débattu de la « caméra sans entraves », en revenant à ses origines dans l’œuvre de Murnau où elle constitue un moyen clef pour situer l’émotion et les réponses émotionnelles des spectateurs. Dans la discussion qui s’en suivit, Müller mentionna des critiques contemporaines invoquant la notion de « miterleben » (littéralement « ressentir avec ») en réponse à ce style innovant. Müller donna un bref aperçu d’approches fondamentales en sciences de l’embodiment, et des contributions de Wittgenstein et Barsalou dans le domaine de la conceptualisation située, avant d’offrir une analyse approfondie de comment M de Lang explore le concept abstrait de perte à travers l’engagement de la caméra avec les interactions par le corps entre les personnages et les objets et l’environnement, et à travers les résonances motrices ainsi crées chez le spectateur. Müller conclue en disant que son objectif est double : éviter l’attribution a priori d’une conscience à la caméra, et abandonner la notion conventionnellement monolithique de la camera, de façon à être capable de s’attaquer sérieusement aux multiples moyens émotionnels par lesquels les techniques de caméra peuvent engager le spectateur dans un film.

Dans la discussion suivante, plusieurs personnes ont remis en cause l’affirmation de Rupert-Kruse selon laquelle le mouvement saccadé de la caméra à l’épaule utilisée dans REC 2 encourageait l’immersion : un participant a fait remarqué que, par exemple, du fait qu’il n’y a pas pour le spectateur l’équivalent de la compensation de mouvement qui stabilise l’image dans nos expériences réelles, l’effet est tout sauf réaliste; un autre se demandait si la ressemblance frappante avec le style « jeu vidéo » signifierait que l’immersion serait plus ou moins grande pour les gens habitués à ce medium. Rupert-Kruse argumenta que le champ de vision limité, l’impossibilité de tout voir d’un seul coup, participe à l’effet de suspense par réalisme dans REC 2 – mais encore une fois, on pourrait objecter que la façon de filmer va bien plus loin qu’une reproduction réaliste de l’expérience sensorielle en ce que nous (en tant que spectateurs voyant à travers le personnage-caméra) ne pouvons pas choisir de bouger la tête, n’avons aucune vision périphérique, etc. Malgré l’insistance théorique de Rupert-Kruse sur la présence corporelle, ses exemples ne soutiennent pas ce point de vue sans soulever des problèmes, et plaident plutôt en faveur de la vision comme un élément qui serait central dans l’expérience perceptuelle.

5. Les Cadres Conceptuels du Monde Fictionnel

La deuxième journée du symposium a de nouveau changé le focus de l’ « esprit » à l’ « histoire ». Michaela Schrage-Früh (Mainz) suggère que les rêves pourraient être considérés comme une forme de fiction proto-narrative dans sa présentation « Rêver les Fictions, Écrire les Rêves : Immersion Cognitive dans les Mondes Oniriques et les Mondes Fictionnels ». Plus spécifiquement, elle défend la thèse que à la fois les fictions et les rêves sont des hybrides d’états altérés de conscience, et des manifestations du même « esprit littéraire » [16]. Pour appuyer cette affirmation, elle se base sur un ensemble de vues empruntées à la psychologie et aux neurosciences, de leurs similarités et de leurs équivalences, sur des sujets tels que l’imagerie, la conscience auto-réflective, l’émotion et l’association, et la métaphore. Elle discute des parallèles entre rêveur et auteur/lecteur, et aussi de la différence fondamentale entre rêve et fiction, notamment du fait que l’immersion est plus forte dans le rêve du fait qu’elle dépend par nature de l’attention qu’on lui porte, et que cet acte imaginatif disparaît dès que l’on cesse de participer au rêve. Cependant, Schrage-Früh suggère que le rêve lucide est la preuve qu’il y a un continuum entre rêve et fiction, réfutant l’idée selon laquelle on est jamais conscient du pourquoi de la situation dans un rêve. Elle conclue que le rêveur est engagé dans ce qu’on pourrait voir comme la forme la plus extrême d’immersion de type lecteur, et que aussi bien dans l’immersion onirique que l’immersion fictionnelle, l’expérience est un processus réciproque de création et de réception. Pendant les discussions, on a relevé le paradoxe du fait que quand un texte de fiction devient plus « onirique » il devient généralement moins immersif. […]

J. Alexander Bareis (Lund) juxtapose les approches alternatives de Kendall Walton, Werner Wolf, et Marie-Laure Ryan dans sa présentation « L’Immersion, les Mondes Fictionnels, et le Faux-Semblant ». Il esquisse la définition de l’immersion de Wolf (ou « illusion esthétique ») comme un état mental essentiellement agréable qui peut être provoqué par des facteurs présents dans les textes (factuels ou fictionnels), […] [17]. Selon Wolf, l’immersion est, de plus, un état dans lequel nous ressentons le monde fictionnel de la même façon que le monde réel, avec une intensité émotionnelle variable qui serait contrebalancée par notre conscience culturelle de la distance entre les représentations et la réalité. Ceci est en lien avec le rôle joué par les faux-semblants selon Walton dans la coexistence de l’immersion et de la conscience de l’immersion, un point que Bareis développe en se référant à la non-fiction et à la méta-fiction (se servant du film Adaptation comme exemple de la puissance immersive de la méta-fiction). La question de la médiation narrative et ses effets sur l’immersion ont été abordées en référence à la notion de « mimesis de la narration » de Nünning [18], et Bareis suggère des additions moins connues aux principes de génération de vérités fictionnelles de Walton [19] : le principe de convention de média, le principe de convention de genre (à rapprocher des idées de Kukkonen sur le décorum), et le principe de suspense. Comme Bareis l’affirme en conclusion, si on est immergé dans un monde fictionnel, on est toujours conscient de sa nature représentative – sans quoi ce serait comme être dans la matrice. Établissant un pont entre les deux présentations, la discussion a évoqué le fait que plutôt qu’une distinction entre fiction et non-fiction, ou entre fiction et rêve, il serait plus significatif et plus utile de considérer les principes générateurs qui opèrent dans les deux cas.

6. Les Dynamiques du Récit : Temps, Jonction, et Pause

La dernière session s’est intéressé de plus près à la question de la structure temporelle qui a émergé à plusieurs reprises durant l’événement. Dans sa présentation « Immersion et Dynamiques du Récit : Narratologie et Aspects Temporels de l’Expérience de Lecture », Ralf Schneider (Bielefeld) définit l’immersion comme le résultat de processus dynamiques de la compréhension de texte (ou construction du monde fictionnel). Schneider suggère que, bien que les narratologistes aient étudié la cohérence spatio-temporelle et logique des actions constituant une histoire qui se développe, peu d’attention a été porté à la dimension temporelle de l’expérience immersive en cours de lecture. La théorie modèle-situation a mis de côté la possibilité de traitement non-linéaire, qui est à l’origine le domaine des théoriciens de l’hyper-text (comme Jim Rosenberg), et la primauté de l’émotion dans le traitement du discours (corroborée par plusieurs découvertes neuro-anatomiques) commence a être assimilée seulement depuis peu. Schneider suggère de penser les aspects non-linéaires de la réponse comme un réseau de points saillants du lexique mental, dans le contexte de l' »ancrage narratif » (concept créé par Barbara Dancygier) [20] et d’une de ses extensions l' »ancrage émotionnel ». Les ancres sont des espaces réservés narratifs : des éléments au niveau de l’histoire qui fonctionnent grâce à la recherche de cohérence du lecteur, au fur-et-à-mesure que l’histoire développe des liens et des correspondances croisées. Schneider donne des exemples à partir de Silas Marner de George Eliot, montrant comment différents ensembles d’évaluations émotionnelles peuvent servir d’ « espaces d’émotions » distincts, se combinant pour donner un plus petit nombre d’ancres émotionnelles; l’idée est que des structures d’anticipation seraient déclenchées par des épisodes émotionnels saillants, ce qui ensuite structurerait la compréhension du lecteur. […]

La dernière présentation donnée par Lalita Hogan (University of Wisconsin, La Crosse) emmena la discussion au-delà de la culture cinématographique Européenne et US pour s’intéresser au cinéma indien. Intitulée « Une Pause pour une Chanson : Sufi Qawali et Immersion dans Vishal Bhardwaj’s Maqbool », la présentation aborde le sujet du qawali (mot arabe pour « déclaration ») – un interlude avec chanson et danse – dans les films Dehli 6 et Maqbool. Hogan suggère que la fonction du qawali dans Delhi 6 est d’immerger le spectateur à travers un engagement émotionnel dans un sentiment d’harmonie de groupe semi-utopique dénuée de différences individuelles, et que dans Maqbool au contraire, il s’agit plus d’une prière commune avec des connections ironiques à l’intrigue et à la création des personnages. Hogan fait référence à des éléments d’esthétique Sanskrit et de théorie de la fiction qui plaident pour l’importance du sanghi, ou pause charnière (dans la progression de l’intrigue), et notamment de leur potentiel immersif.

7. En résumé

Lors de la discussion de conclusion, plusieurs sujets évoqués dans les discussions précédentes furent repris. En premier lieu le sujet de l’émotion : en particulier si toutes les approches du symposium étaient compatibles avec la théorie estimative de l’émotion, et à quel point il peut être difficile de tracer les interactions entre le social et le biologique. Müller fit remarquer que cette difficulté intervient plus généralement, dans la question de savoir dans quelle mesure les constantes biologiques peuvent être changées – comme par exemple l’introduction de la caméra sans entraves et de la possible habituation des spectateurs à ses effets cognitifs-perceptuels. Le paradoxe de la fiction est aussi revenu à la charge, soulevant la question de savoir si on pouvait distinguer entre émotions fictionnelles et non-fictionnelles […]. Cela amena à considérer leurs effets respectifs (leurs effets sur l’action, la planification à long terme, le point de vue moral), leurs intensités relatives (peut-être peut-on ressentir de la peur, disons, mais pas de la panique en réaction à une œuvre d’art). À la suite de la discussion précédente sur les principes de génération, d’autres dimensions furent suggérées comme base pour des distinctions plus utiles : on pourrait catégoriser les émotions selon leur statut passé ou présent, selon qu’elles sont rapportées ou ressenties de manière immédiate. La conclusion générale (rapidement donnée par Plantiga) fut que le fameux paradoxe de la fiction devait être basé sur une fausse prémisse, nommément que l’on serait seulement ému par des choses qui existent vraiment. Comme le dit Müller, il n’y a pas de paradoxe de la fiction; c’est un leurre, mais dont il est quelque part difficile de se débarrasser.

Ceci mena au deuxième thème majeur du symposium – le statut des approches cognitives de l’art. Hartner nota que les sciences naturelles cherchant des lois générales, le cerveau humain est en conséquence étudié de manière généralisante, tandis que Plantiga fit remarquer que la résistance aux approches cognitives du fait qu’elles sont perçues comme normalisatrices et exclusives est basée sur l’hypothèse politiquement et éthiquement dangereuse selon laquelle ce que nous avons en commun est moins intéressant que nos différences. Un intervenant suggéra que le danger de généralisation perçu envers les explications cognitives pourrait être associé par certains aux précédentes écoles en théorie littéraire telles que le structuralisme, ce à quoi Hogan répondit qu’il y avait cependant une différence entre défendre de faux universels et défendre des universels existants.

Le quasi-dernier commentaire du symposium fut une remarque de Bareis selon laquelle l’immersion requiert un engagement intense. Le symposium a pour sûr provoqué un engagement intense sur la question de l’immersion, ainsi que toutes les questions qui y sont liées, et je ne peux m’empêcher de répéter ici ce qui est devenu une plaisanterie récurrente après chaque présentation : nous étions tous complètement immergés dedans. Le fait que les définitions, les explications, et les explorations des intervenants proviennent de tant de points de départ différents et qu’ils se concentrent sur des « histoires » tellement différentes, a fait que l’idée même d’unification conceptuelle n’était pas à l’ordre du jour, surtout avec seulement un jour et demi à notre disposition. Mais la richesse des approches, leurs divergences autant que leurs convergences, nous ont apporté un éventail de façons de penser comment la fiction et l’esprit se combinent pour créer des effets immersifs, et a mis en avant l’avantage que les approches cognitives peuvent apporter à l’étude d’un phénomène esthétique aussi fondamental que l’immersion.

Emily T. Troscianko

St John’s College, Oxford

Références

[13] See e.g. Erkki Huhtamo, Encapsulated Bodies in Motion: Simulators and the Quest for Total Immersion, in: Simon Penny (ed.), Critical Issues in Electronic Media, New York 1995, 159–186, here 159.
[14] See Vivian Sobchak, Carnal Thoughts: Embodiment and Moving Image Culture, Berkeley/Los Angeles, CA/London 2004, e.g. 67.

[15] See e.g. Valeria I. Petkova/H. Henrik Ehrsson, If I Were You: Perceptual Illusion of Body Swapping, PLoS ONE 3:12 (2008), e3832. doi:10.1371/journal.pone.0003832 (03.07.2012).

[16] See Mark Turner, The Literary Mind, New York/Oxford 1996.

[17] See Werner Wolf, Illusion (Aesthetic), in: Peter Hühn et al. (eds), the living handbook of narratology, Hamburg: http://hup.sub.uni-hamburg.de/lhn/index.php/Illusion_%28Aesthetic%29 (03.07.2012).

[18] See Ansgar Nünning, Mimesis des Erzählens: Prolegomena zu einer Wirkungsästhetik, Typologie und Funktionsgeschichte des Akts des Erzählens und der Metanarration, in: Jörg Helbig (ed.), Erzählen und Erzähltheorie im 20. Jahrhundert: Festschrift für Wilhelm Füger, Heidelberg 2001, 13–47.

[19] See Kendall L. Walton, Mimesis as Make-Believe: On the Foundations of the Representational Arts, Cambridge, MA 1990, e.g. 138–188.

[20] See e.g. Barbara Dancygier, Narrative Anchors and the Processes of Story Construction: The Case of Margaret Atwood’s The Blind Assassin, Style 41:2 (2007), 133–152.

 

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