Je continue ici mes traductions d’articles de Justin Alexander. Dans ses articles consacrés à la gestion du rythme, je m’étais intéressé aux deux derniers (Techniques Avancées 1 et 2). Je me concentre maintenant sur les deux premiers. Je sais, c’est pas logique 😀 .
Le jeu de rôle est un medium relativement nouveau. Et comme la plupart des media récents, beaucoup de conseils donnés pour créer et utiliser le medium sont empruntés à des media existants. Cela signifie aussi que la plupart de ces conseils sont erronés parce que les similitudes entre l’ancien et le nouveau medium sont en général beaucoup plus superficielles qu’elle n’en ont l’air au départ. (Par exemple, il aura fallu des dizaines d’années pour qu’on arrête de rédiger les scénarios [de films] comme des scripts de théâtre.)
À l’heure actuelle, le sujet du rythme en JDR est un bon exemple de ceci. Beaucoup de conseils de maîtrise que l’on peut actuellement trouver font usage de termes et de concepts directement empruntés au cinéma ou à la télévision. Comme pour le scénario écrit en utilisant des techniques de théâtre, certains trucs vont fonctionner, mais beaucoup échoueront puisque rythmer un film se fait essentiellement en contrôlant la présentation d’actions déterminées à l’avance, alors que le JDR n’a pas (ou du moins ne devrait pas avoir) de telles actions prédéterminées.
(Pour prendre un exemple extrême, considérez Memento, de Christopher Nolan : la rythmique du film est entièrement basée sur la présentation minutieusement préparée d’informations connues de l’auteur/réalisateur. On peut très bien imaginer reproduire une expérience de type Memento dans une partie de JDR, mais les techniques qu’il faudrait utiliser seraient radicalement différentes de celles utilisées par Nolan lors de la création, du tournage, et du montage de Memento.)
Comprendre le rythme au cinéma (par contraste avec le rythme en théâtre) requiert de comprendre un des principes fondamentaux du cinéma comme medium : La possibilité de couper en séquences et d’effectuer des raccords.
De la même manière, comprendre le rythme en JDR requiert de comprendre le principe fondamental du JDR comme medium : La conversation sur des choix significatifs.
LA CONVERSATION SUR DES CHOIX SIGNIFICATIFS
Comme indiqué plus tôt, le jeu de rôle a de manière évidente à voir avec jouer un rôle. Jouer un rôle renvoie à faire des choix comme si on était le personnage. Et ces choix sont faits dans le cadre d’une conversation.
Comme l’a dit D. Vincent Baker dans Apocalypse World :
Le jeu de rôle est une conversation. Vous et les autres joueurs, dans un va-et-vient permanent, parlez de ces personnages fictifs dans leurs circonstances fictives faisant ce qu’ils font. Comme dans n’importe quelle conversation, chacun prend la parole, mais pas au sens de chacun son tour, n’est-ce pas ? Parfois on parle en même temps, on s’interrompt, on rebondit sur les idées des autres, on monopolise la parole, tout va bien.
Ou, en d’autres termes, l’interaction fondamentale en JDR peut se résumer à :
MJ : Qu’est-ce que tu veux faire ?
Joueur : Je veux faire X.
MJ : Quand tu tentes de le faire, il se passe ça. Que fais-tu ?
En pratique, bien sûr, la question du MJ est souvent implicite, la conversation n’est pas ordonnée, plusieurs joueurs sont impliqués, les règles peuvent changer la structure de la conversation, etc. Mais c’est le cœur de tout se qui se passe dans une partie de jeu de rôle : Le MJ présente une situation; les joueurs y réagissent en faisant un choix; le MJ juge des conséquences de ce choix (et donc présente une nouvelle situation à laquelle les joueurs répondent).
Peu importe de quelle manière vous enjolivez cette interaction, il s’agit fondamentalement d’une boucle. Et la capacité du MJ à contrôler le rythme réside spécifiquement dans le moment où il formule sa réponse (« Quand tu tentes de le faire, il se passe ça »).
TEMPS MORT
Bien que l’art du rythme en jeu de rôle soit unique comparé aux autres media, il peut très bien être extrêmement simple en pratique. Le MJ doit identifier, et ensuite éliminer, assembler, ou (dans les techniques avancées) manipuler ce que je désigne par temps mort : L’intervalle entre un ensemble de décisions significatives et le prochain choix significatif.
Ou, pour dire les choses autrement, on veut passer les « parties ennuyantes » dans lesquelles rien ne se passe. Et l’astuce pour faire ça c’est d’amener de manière efficace les joueurs au prochain moment où ils pourront faire un choix significatif et intéressant, sans pour autant rater certains choix en passant outre.
Je me représente les façons possibles de traiter les temps morts comme un continuum. À une extrémité de ce continuum par exemple, on a un gameplay comme on en trouve dans les purs dungeoncrawls old-school : Essentiellement aucun temps mort, et toute action est inventoriée parce que la densité de décisions significatives est incroyablement élevée. (Dans OD&D by-the-book par exemple, un test de rencontre aléatoire de monstre est fait à chaque tour. Pour cette raison, même si on ignore la densité élevée de décisions significatives qui sont faites, la décision de faire ou de ne pas faire une seule action demeure incroyablement significative.)
Au passage, c’est la raison pour laquelle les dungeoncrawls sont une structure de scénario si efficace pour les MJ débutants : Ils éliminent simplement la nécessité pour le MJ de se préoccuper du rythme. C’est tout un ensemble de techniques que le MJ peut ignorer tout en gérant son dungeoncrawl en toute confiance.
Mais une fois que le MJ quitte le donjon, il va vite s’apercevoir que cette technique ne fonctionne pas. Par exemple, imaginons que nous jouons à Vampire : La Mascarade et que j’ai décidé de gérer le fait de quitter ma maison et conduire vers le centre-ville comme ceci :
MJ : Qu’est-ce que tu fais ?
Joueur : Je me dirige vers le centre-ville.
MJ : Comment t’y rends-tu ?
Joueur : Je prends ma voiture.
MJ : Ok, tu sors ta voiture du garage et commence à descendre la ruelle. Tu tournes à droite ou à gauche au bout de la ruelle ?
Joueur : Gauche.
MJ : Ok, après quelques intersections tu arrives Rue des Écoles. Quelle direction tu prends ?
Joueur : Tout droit.
MJ : Ok, tu passes quelques croisements et arrives Avenue de Paris. Il y a un feu. Rouge. Que fais-tu ?
Joueur : J’attends qu’il passe au vert et je tournerai à droite.
Ceci est de toute évidence monotone. Aucune de ces décisions n’est significative. Personne ne s’amuse. Et c’est pour ça qu’au final on en vient à des interactions du genre :
MJ : Vous êtes à la porte de la ville. Que faites-vous ?
Joueur : On va à la Taverne de la Minette.
MJ : Ok, alors que tu franchis la porte de la taverne…
Oulà. Que s’est-il passé ? On est passé outre tout un tas de trucs et – BAM! – on a soudainement cadré une nouvelle scène à la taverne.
INTENTIONS vs. INTERRUPTIONS / OBSTACLES
Nous verrons plus tard en détail ce que cadrer une scène signifie, mais d’abord je voudrais me concentrer sur la façon dont la nouvelle scène a été sélectionnée. Nous sommes ici montés d’un cran le long du continuum des cadrages de scène en sautant directement à l’intention : Les joueurs ont dit qu’ils voulaient faire quelque chose et le MJ a avancé jusqu’au moment auquel ils avaient achevé cette intention.
Si vous êtes le MJ, cela implique simplement de vous poser deux questions : Quelle est l’intention courante des PJ ? Et est-ce que quelque chose pourrait les interrompre dans l’accomplissement de cette intention ?
Dans cet exemple, identifier l’intention est vraiment simple : les joueurs vous ont clairement dit ce qu’ils cherchaient à faire. Les interruptions (qui peuvent aussi être vues comme des obstacles entre les PJ et leurs objectifs) pourraient prendre de nombreuses formes : Est-ce qu’ils se font embusquer par des assassins ? Ou rencontrent un vieil ami ? Ou ont l’opportunité de faire les poches à un riche noble ? Ou repèrent un livre rare vendu au prix d’un livre de poche ?
À travers ces interruptions et obstacles, on commence à voir les motivations et les techniques du MJ entrer en jeu : Est-ce que l’interruption se présente parce que vous utilisez une table d’événements aléatoires ? Parce que vous avez besoin de mettre en place le prochain arc narratif ? Parce que le prochain événement de votre timeline doit se produire ? Parce que vous faites un caprice créatif ? Parce que vous voulez faire commencer une filature sur l’un des PJ ?
Donc pour résumer :
- Identifier l’intention
- Choisir des obstacles
- Avancer jusqu’au prochain choix significatif
Dans l’Art de trancher j’ai écrit « En cas de doute, cherchez un choix significatif ». Et le même principe s’applique ici.
En continuant notre progression le long du continuum des cadrages de scène, on augmente simplement le seuil d’intérêt requis pour le cadrage suivant. Par exemple, en tournant légèrement le bouton on obtient :
MJ : Vous êtes à la porte de la ville. Que faites-vous ?
Joueur : On cherche une taverne.
MJ : Ok, vous êtes dans la Taverne de la Minette.
Vous voyez la différence ? Le MJ a décidé que le choix de la taverne dans laquelle les PJ voulaient aller n’était pas pertinent, donc il l’a sauté, a choisi la taverne pour eux, et commencé la scène suivante. S’il avait décidé de ne pas cadrer la scène aussi brusquement, il aurait pu demander : « Vous voulez la taverne grand luxe ou un boui-boui ? » Ou leur offrir une sélection de différentes tavernes et leur permettre de choisir. (Ou les deux.)
(Et à réciproquement, en posant ces questions, le MJ dit en fait : « Soit vous, soit moi, soit nous tous, on se soucie de savoir si la taverne est luxueuse ou pas ». Soit parce que ce choix nous dit quelque chose d’intéressant sur les personnages, soit parce que ça change la somme d’argent qu’ils dépenseront, ou détermine le type de rencontres qu’ils pourront y faire, soit qu’il y sera plus facile de repérer les espions à leurs trousses, ou toute autre raison possible.)
Plus le cadrage est brusque, plus l’intérêt doit être grand lorsqu’on arrive à la nouvelle scène (et plus on saute de décisions potentielles). Par exemple, il se pourrait que le MJ décide que la taverne est tout à fait ennuyeuse et à la place on aurait :
MJ : Vous êtes à la porte de la ville.
Joueur : On cherche une taverne.
MJ : Vous faites la bringue toute la nuit, donc vous avez toujours un peu mal au crâne le matin suivant lorsque vous achetez des provisions à la boutique, et apercevez un type en train de voler une montre en or et la glisser dans sa poche.
Et on peut tourner le bouton un peu plus :
Joueur : Ok, on en a fini avec le donjon. Retournons en ville.
MJ : Nous voilà deux semaines plus tard, alors que vous faites le plein de provisions à la boutique. Vous apercevez un type en train de voler une montre en or et la glisser dans sa poche. Vous criez : « AU VOLEUR ! » et il se rue vers la porte. Que faites-vous ?
Plus vous tournez le bouton – plus le cadrage est brusque – plus le MJ a de marge de manœuvre pour mettre en œuvre ce qu’il a créé, et plus il a d’influence sur le cours de la partie. C’est parce que la décision de sauter les « temps morts » occulte un certain dirigisme… le MJ prend pour les joueurs les décisions passées dont tout le monde autour de la table s’accorde en fait pour dire qu’elles ne sont pas importantes.
Le risque, bien sûr, est de sauter une décision passée qui est importante pour quelqu’un à la table. Le JDR Smallville, qui prône un cadrage de scène fort et agressif, donne ce conseil :
Si, malgré vos efforts, vous sautez un peu trop loin en avant et qu’un joueur dit : « Mais je voulais faire… », donnez-lui simplement un Point d’Intrigue [Plot Point]. Dites-lui de le dépenser en révélant ce qu’il avait planifié en plein milieu de la scène. Avec un peu de chance, il surprendra le reste de la table par la tournure imprévue que prendront les événements.
Ce type de solution n’est pas inhabituel. En fait, plus on tourne ce bouton, plus les jeux ou les MJ ont tendance à introduire des mécaniques de contrôle narratives empruntées aux story-telling games : Le MJ enlève tellement de contrôle aux joueurs qu’il devient nécessaire de compenser en leur redonnant du contrôle par d’autres moyens.
Évidement, en pratique les MJ varieront considérablement le rythme de leur cadrage de scène en fonction du contexte et des circonstances. Mais en gros, « passer les trucs ennuyeux et aller au prochain choix significatif » est la chose essentielle à retenir quand il s’agit de rythmer une partie de JDR.
Ce qui est difficile, bien sûr, c’est de mettre cette simple maxime en pratique.
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